(Âmes sensibles s'abstenir : c'est assez stressant et cela finit mal.)
Lorsqu'on voit de telles informations publiées, il est bon d'essayer d'y réfléchir. Pas par curiosité morbide, mais pour savoir si l'on doit changer quelque chose dans notre pratique afin d'éviter de tels accidents.
L'idée de cette lettre n'est bien évidemment pas de poser des jugements sur les protagonistes de ce drame, mais d'inviter à la réflexion.
Résumé
Si tu n'as pas envie de regarder le reportage, voici un résumé :
La Haute Route est un itinéraire classique de ski de randonnée, reliant Chamonix à Zermatt (Suisse), le plus souvent effectué en 6 jours.
Le 29 avril 2018, la météo prévoit une tempête dans l'après-midi sur les Alpes suisses. Ce jour-là, à la cabane des Dix, refuge sur la Haute Route, de nombreux groupes renoncent à aller à la prochaine étape (vers la cabane des Vignettes), et redescendent dans la vallée.
Trois groupes s'élancent quand même en direction de la cabane des Vignettes :
un groupe de cinq personnes, mené par le guide américain Steve House ;
un groupe de neuf personnes, mené par le guide italien Mario Castiglioni ;
un groupe de quatre Français, sans guide
Leur itinéraire prévu passe par le Pigne d'Arolla, à plus de 3700 m.
Steve House a bien préparé l'itinéraire. La veille il a fait une reconnaissance sur la moitié du chemin, en l’enregistrant dans son GPS. Il a récupéré une trace GPS récente pour la deuxième moitié du chemin. En utilisant efficacement son GPS, il permet à son groupe d'arriver à la cabane des Vignettes à la mi-journée. Ceci après avoir passé quelques heures pas très agréables, car la tempête est arrivée en avance.
Par contre, pour les deux autres groupes, cela se passe beaucoup moins bien !
Après environ un tiers du trajet, et après avoir franchi un point de non-retour (la montée de la Serpentine), les quatre Français décident de suivre le groupe de Mario. Car ils sont tous pris dans la tempête, sans repère visuel pour s'orienter.
Il faut maintenant faire les deux tiers restants jusqu’à la cabane des Vignettes. Mais Mario a des difficultés à trouver l’itinéraire, et se trompe à de nombreuses reprises. Il compte sur son smartphone pour s'orienter, mais son smartphone ne fonctionne pas dans la tempête.
À la fin de la journée, après de nombreuses erreurs d'itinéraire, les 14 personnes menées par Mario arrivent malgré tout à 500m de la cabane des Vignettes. Mais il reste une descente raide pour aller jusqu'à la cabane, et le seul passage possible dans cette descente n’est large que de quelques mètres. Fatigués, pris dans la tempête, ils ne trouvent pas ce passage. Le groupe de Mario reste sur place pour un bivouac forcé. Mario a sur lui un téléphone satellite, qui semble chargé et fonctionnel, mais il n'arrive pas à établir de liaison. Les quatre Français vont aussi faire un bivouac forcé, mais ils remontent de quelques dizaines de mètres pour s'abriter derrière des rochers.
Le lendemain matin, en sortant de la cabane des Vignettes pour continuer vers Zermatt, Steve House aperçoit les malheureux restés dehors toute la nuit, en pleine tempête. Il appelle aussitôt les secours. Sept hélicoptères sont très rapidement mobilisés pour l'opération ! Mais pour six personnes du groupe de Mario, dont Mario lui-même, il est trop tard, ils meurent d’hypothermie à l’hôpital.
Principes de sécurité
Sans présumer de ce qu'il s'est vraiment passé ce jour-là, voici les principes de sécurité auxquels on peut penser après avoir regardé ce reportage :
Ne pas prendre la météo pour une science toujours exacte. Lorsque du grand beau temps est prévu pour plusieurs jours, en général on peut être confiant. Mais lorsque le mauvais temps va arriver, l'heure précise du changement de conditions peut souvent varier de ce qui a été prévu.
Avoir un moyen fiable pour s'orienter.
Avoir un moyen de secours pour s'orienter.
Faire en sorte que, si on n'est pas arrivé à bon port comme prévu, quelqu'un s'inquiète pour nous, avec des informations précises sur nos intentions
Avoir sur soi des équipements d'urgence. On peut notamment penser à un sac de secours qu'on peut trouver à 8 € chez Decathlon, qui est bien plus efficace qu'une simple couverture de survie. La couverture de survie se déchire facilement et le vent peut s'engouffrer dedans.
S'entraîner à utiliser les équipements d’urgence (téléphone satellite).
Ne pas se laisser mourir : même si on est épuisé, faire l'effort de rechercher un emplacement le meilleur possible pour le bivouac et travailler à aménager le bivouac (creuser la neige). Comme l'on fait les quatre Français.
Les smartphones sont sensibles au froid.
On essaiera de revenir plus en détail sur certains de ces principes dans des prochaines lettres de la sécurité.
Biais cognitif d'autorité
Ce reportage illustre particulièrement le biais cognitif d'autorité : la tendance à surévaluer la valeur des décisions ou des opinions d'une personne, lorsqu'on est persuadé qu'elle a de l'autorité dans son domaine.
La plus célèbre démonstration de ce biais est l'expérience de Milgram. Dans cette expérience, les sujets étaient incités à administrer des chocs électriques de plus en plus intenses à une autre personne (un acteur, complice de l'expérimentateur), sous les directives d'une figure d'autorité (un scientifique).
Les résultats ont révélé que la grande majorité des participants obéissent aux ordres de la figure d'autorité, même lorsque cela cause une souffrance à la victime, et même lorsque des indices évidents laissent deviner que la victime est mise en danger !
Lors du drame de la Haute Route, tel qu'il est présenté dans le reportage, des personnes ont, semble-t-il, fait trop confiance à Mario.
De plus, ces personnes avaient des doutes, mais Mario ne les a pas écoutés, ou les a écoutés trop tard :
Tommaso, un des clients, avait un GPS. Dès le début de la mauvaise visibilité, il propose à Mario de l’utiliser. Mais Mario ne veut pas d’aide.
Le groupe de Français, avec une boussole, annonce à Mario une direction différente de celle que Mario veut suivre. Mais Mario ne prend pas cela en compte.
Au bout d’un temps beaucoup trop long, Mario finit quand même par prendre un peu en compte ce que dit Tommaso avec son GPS.
Ainsi ils mettent finalement 6 heures à traverser une portion qui prend normalement 45 minutes.
Concrètement
Bon, c'est bien gentil ces histoires de biais cognitifs, mais comment je fais concrètement pour éviter ça ?
Alors, déjà le fait de savoir que ce biais existe et que nous pouvons tous tomber dedans, c'est un bon début !
Ensuite il va falloir faire la différence entre le chef et le bon chef.
Le chef, il cheffe ! (Cf. Chirac)
Le bon chef, il cheffe, mais c’est un bon chef… (Cf. Les Inconnus)
Bon… Détaillons ça :
Le chef est reconnu comme tel et respecté par son équipe. Par différents moyens : l'uniforme, le diplôme, la hiérarchie, le charisme, l’expérience, les compétences techniques... Et s'il n'est pas reconnu, ce n'est pas un chef !
Le bon chef est reconnu et il associe au maximum son équipe à sa réflexion et à ses décisions. L’équipe sera d’autant plus efficace qu’elle a un maximum d’informations sur la “mission”. Et d’autant plus motivée qu’elle a participé à la réflexion.
Le bon chef laisse autant que possible la porte ouverte aux objections. Car il sait qu’il est humain et que l’erreur est humaine. Il sait que si ses décisions en tant que chef sont construites sur des bases solides, il sera facile de répondre aux objections. Et que si ses décisions ne sont pas bien construites, il vaut mieux que quelqu’un lui en parle.
Ceci est notamment théorisé dans le Crew Resource Management, utilisé dans la sécurité aérienne. "Le CRM vise à favoriser une culture où l'autorité peut être respectueusement remise en question.”
Dans le drame de la Haute Route il semble que Mario n'a pas beaucoup associé son équipe à sa réflexion. Et n'a pas suffisamment pris en compte les idées de son équipe.
Ce qu'on peut retenir concrètement de tout cela, et essayer de mettre en pratique lors de nos prochaines sorties :
Si je suis équipier (client d’un guide, par exemple), je dois me demander si mon chef est un bon chef. Je dois aussi essayer de l'inciter à être un bon chef (ouvrir la discussion le plus subtilement possible). Et si je suis intimement persuadé qu'il y a danger, j’insiste et j’agis.
Souvenons-nous que dans l’expérience de Milgram, le "chef" demandait d’infliger des chocs électriques mortels. Et si le cobaye commençait à vouloir arrêter, le chef répondait « Vous n'avez pas le choix, vous devez continuer ». Nous avons bien souvent le choix alors que nous pensons être contraints.
Si je suis chef (par exemple si je mène des sorties d’alpinisme ou de voile avec ma famille ou des amis), je dois en permanence m’efforcer à exposer la situation à mes équipiers, et à les mettre en confiance pour qu’ils ne gardent pas leurs doutes pour eux.
Encore une fois, ceci est une réflexion basée sur les informations diffusées par les médias. Et non un jugement des faits réels.
Quel est ton avis ? “Jean, tu dois être le pire client pour les guides…” 😅
Cet évènement t'inspire-t-il d'autres enseignements ? N’hésite pas à me les écrire à l'adresse jean@outdoorsafe.fr. Je serai ravi de les lire et de les partager dans une prochaine lettre si tu le souhaites. Ainsi on avancera dans le sens de la sécurité.
Tu souhaites proposer à des amis de réfléchir à ce sujet ?
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